Vingt ans déjà !
Jean-Louis Le Run, Didier Lauru, Anne-Sylvie Pelloux Entretien mené par Marie-Françoise Dubois-Sacrispeyre À l’occasion des vingt ans d’enfances & psy, Marie-Françoise Sacrispeyre directrice des éditions érès a conduit un entretien avec Jean-Louis Le Run, Didier Lauru et Anne-Sylvie Pelloux, responsables du comité de direction de la revue enfances & psy paru, dans la lettre d’érès n° 38. Nous avons choisi de le reproduire en guise d’éditorial de ce numéro anniversaire, car il expose de façon vivante l’état d’esprit de la revue vingt ans après. Façon également d’associer à cet évènement notre éditrice qui nous soutient depuis les commencements. Marie-Françoise Dubois-Sacrispeyre : La revue enfances & psy fête cette année 2017 ses 20 ans ! Avec ses presque quatre-vingts numéros thématiques, elle est devenue une référence pour tous les professionnels qui prennent soin des enfants et des adolescents dans les institutions spécialisées, dans les secteurs de pédopsychiatrie, à l’école, à la crèche, dans les associations de protection de l’enfance, dans les associations de quartier ou d’éducation populaire, dans leur cabinet libéral, etc. Vous êtes tous les trois pédopsychiatres membres du comité de direction de la revue. Si Didier et Jean-Louis demeurent les deux piliers historiques de cette revue, Anne-Sylvie, tu les as rejoints plus récemment : tu fais partie de la relève féminine sur qui nous comptons tous pour inscrire enfances & psy dans la durée et donc à la fois dans la filiation mais aussi dans le renouvellement. Pouvez-vous retracer rapidement la vie de cette revue, son projet de départ, ses ambitions ? En regardant les vingt années écoulées et avant d’envisager l’avenir, quel bilan tirez-vous de cette aventure humaine et éditoriale ? Jean-Louis Le Run : Eh oui, vingt ans déjà ! Nous n’avons pas vu le temps passer et nous n’anticipions pas une telle durée. Le projet de départ s’est révélé pertinent sur la longueur : ouvrir un espace de dialogue entre professionnels de l’enfance autour des grands sujets qui préoccupent chacun d’entre eux vu sous l’angle psy, bien entendu, mais aussi avec des regards, des analyses, venus d’autres champs professionnels. L’idée était que, s’il y avait des revues parfaitement consistantes dans chaque champ professionnel, il manquait de revues transversales, reflétant finalement toute cette part extrêmement importante du travail avec les enfants en difficultés psychiques, qui consiste en échanges entre professionnels pour mieux articuler leurs actions. Il ressort de ce travail en réseau une grande richesse qui résulte de la découverte de l’autre, de ses modes de pensée, de ses logiques, de ses savoirs sur l’enfance et l’adolescence. Nous avions le souci de diffuser aussi toute la richesse de l’approche psycho-dynamique française en pédopsychiatrie, en particulier la psychanalyse mais sans exclusive et en évitant le jargon de chapelle ou les discours convenus, un vrai souci d’accessibilité sans tomber dans la vulgarisation. Finalement nous avons gardé cette ligne et la maquette n’a pas tellement changé : un dossier de dix à quinze articles concernant tous les âges de l’enfance et le plus possible de champs professionnels, et des tribunes variées indépendantes du thème du dossier. Le plus difficile est de respecter cette ouverture, de trouver des auteurs d’autres champs professionnels, c’est un défi constant. Mais la contrepartie, ce sont de multiples rencontres d’auteurs et de pensées, la diversité des approches et des théories qui nous ont enrichis et que nous essayons de transmettre à nos lecteurs. Didier Lauru : Jean-Louis vient de brosser une rétrospective mettant en avant notre projet initial. Ce cap, nous l’avons tenu, au fil des années, avec une équipe assez stable qui s’est peu à peu renouvelée. Nous avons essayé de traiter à la fois de thèmes assez fondamentaux, mais aussi de ceux qui sont liés à la clinique que nous rencontrons dans nos lieux de travail, associatif, public ou privé. C’est important pour nous de parler de la pratique et de ne pas nous enfermer dans une théorisation clivée par rapport aux patients et à leurs prises en charge. De même, certaines structures innovantes sont mises en avant, que ce soit autour de thèmes ou dans les tribunes. Anne-Sylvie Pelloux : Je suis là depuis une dizaine d’années et cela reste, pour moi, une expérience toujours stimulante et enrichissante. J’aime particulièrement l’ouverture et le brassage transdisciplinaire de la revue. L’exercice de la pédopsychiatrie convoque, en effet, un état d’esprit ouvert et un peu naïf permettant de se situer comme un adulte parmi d’autres, jouant un rôle auprès de l’enfant et de rester proche de son âme d’enfant. Comme disait Winnicott, un bébé seul n’existe pas. Un psy d’enfant, seul, n’existe pas non plus. Il travaille non seulement avec les parents, ou au moins les figures parentales, mais aussi avec l’école, bien souvent les collègues de l’équipe pluriprofessionnelle, parfois, les services sociaux et judiciaires. La revue, avec son format nous contraignant à ne négliger aucun âge, du bébé à l’adolescence, ni aucun champ disciplinaire impliqué pour chaque dossier, nous oblige à décaler nos regards et donc à les enrichir. J’apprécie aussi beaucoup l’espace donné à la parole des professionnels, aux partages d’expériences à côté d’articles théoriques plus étoffés. Cela donne la dimension dynamique d’un travail d’équipe où chaque parole est entendue au même titre, même si les rôles sont différents. Quant à l’ouverture sur des concepts théoriques nouveaux ou différents, je la défends comme étant le souffle nécessaire pour toujours débattre et garder notre pensée vivante. MFDS : Quels sont les numéros dont vous êtes le plus fiers ? Ceux qui vous ont donné le plus de difficulté ? Ceux qui ont été novateurs ? DL : Je porte un regard particulier sur certains numéros, notamment ceux que j’ai co-pilotés. Entre l’idée initiale de la thématique et le résultat du dossier achevé, il s’est passé tout un temps d’élaboration à plusieurs et de discussions vives et parfois contradictoires au sein de la rédaction, puis le travail de lien avec les auteurs. Le chemin parcouru dure entre douze et dix-huit mois, au cours desquels il faut continuer à porter le projet et le mener à son terme. Mais la surprise est bien souvent au rendez-vous ! J’ai en mémoire « Graines de violence » (n° 11, 2000) ou plus récemment « Même pas peur ? Les phobies de l’enfant et de l’adolescent » (n° 65, 2015), numéros dont j’ai particulièrement apprécié la qualité. Mais j’ai eu grand plaisir à lire des numéros auxquels je n’avais pas contribué directement comme ceux sur l’adoption ou la parole de l’enfant. Je dois préciser que mon plaisir à lire un numéro vient de l’intérêt des articles, de ce qu’ils m’apprennent et des réflexions qu’ils suscitent. J’ai même constaté comment ces lectures avaient pu modifier ma façon de concevoir ou d’aborder dans la clinique telle ou telle symptomatique. C’est le « plus » que chaque lecteur peut attendre de notre revue. ASP : Je n’ai pas de numéro préféré. Hormis peut-être celui sur « Les conflits de loyauté » (n° 56, 2013) qui m’a permis par exemple, de découvrir Ivan Boszormenyi-Nagy. L’étude de l’intersubjectivité m’a aussi passionnée. Et j’aurais bien envie de piloter prochainement un nouveau numéro sur l’autisme. JLLR : il y a d’anciens numéros qui ont eu beaucoup de succès et ont marqué le développement de la revue comme « L’enfant écartelé » (n° 4, 1998) ou « Graines de violence ». J’ai bien aimé travailler le numéro « Adoption : quel accompagnement ? », qui m’a permis d’approfondir des aspects de ce sujet auquel je suis confronté dans ma pratique et celui sur « L’opposition chez l’enfant et l’adolescent : les paradoxes du non » (n° 73, 2017). Et, également, les numéros sur le bon usage des dys et l’attachement pilotés par des collègues plus récemment entrés au comité, se révèlent particulièrement pertinents sur des thèmes qui intéressent notre public. Tous ces numéros abordent des questions très présentes chez les professionnels de l’enfance. MFDS : La revue s’appuie sur un comité de rédaction qui se réunit tous les mois pour préparer les numéros. Comment fonctionne-t-il ? Comment se décident les thèmes, se discutent les argumentaires ? Comment trouvez-vous les auteurs ? En vingt ans, nous avons compté que 1 523 auteurs différents ont contribué à la revue ! JLLR : Le comité fonctionne dans la bonne humeur et la convivialité, un jeudi soir par mois ! Nous sommes une quinzaine, une majorité de pédopsychiatres, psychologues et psychanalystes, avec des spécialistes de divers âges de l’enfance du bébé à l’adolescent et des références théoriques variées et des représentants d’autres champs professionnels, école, justice des mineurs, pédiatrie, orthophonie, psychomotricité. Chacun amène ses idées et nous choisissons ensemble un thème pour chaque numéro et des pilotes qui se chargeront de porter celui-ci. Agnès Rotschi est notre coordinatrice de rédaction qui apporte beaucoup de cohérence à notre ensemble…. Je saisis l’occasion pour remercier également les membres du comité de lecture, indépendant du comité de rédaction, qui fournit un important travail critique. DL : Les thèmes se discutent longtemps à l’avance, un de nous propose un thème et le soutient à la discussion. Il s’ensuit une « disputatio », débat animé qui soit ne débouche sur rien, soit permet qu’un thème et qu’un désir commun de le traiter émergent. De même les copilotes se déterminent en fonction de l’intérêt particulier que ce thème éveille chez chacun. Ils rédigent un argumentaire soumis au comité de rédaction. S’ensuit une discussion ouverte, à bâtons rompus, un « orage de cerveau », disent les Anglais. De là surgissent des thématiques à traiter, puis vient le temps de proposer des auteurs, ce qui se fait aussi en comité de rédaction avec des discussions ouvertes sur la pertinence ou l’intérêt pour chaque auteur potentiel de traiter le sujet choisi. J’insiste, pour ma part, pour que nous reprenions des thèmes classiques, de base, qui nous permettent de travailler autour de certains points fondamentaux psychanalytiques que nous traitons dans la pratique, tels l’angoisse, la phobie, la violence, ou des symptomatiques marquées comme l’autisme ou la psychose. JLLR : En fait, nous choisissons les thèmes en essayant de panacher entre des sujets du côté des pratiques ou de la clinique de l’enfance, d’autres plus transversaux, presque de société, ou d’autres encore, plus théoriques, de façon à bien équilibrer la diversité de la revue sur une année. ASP : On ne s’ennuie pas au comité. La parole circule et les rires aussi. Nous voulons une revue sérieuse mais pas ennuyeuse. Ce temps d’échange détendu est utile pour mobiliser chacun d’entre nous, bien occupé par ailleurs. Pour les tribunes, qui peuvent traiter de thèmes variés, il est parfois ardu de trouver des idées et des auteurs. Le comité de rédaction se focalise plus sur les thèmes des dossiers à venir. Le brainstorming autour de ceux-ci, est un moment fort et passionné. Les auteurs viennent alors assez spontanément à l’esprit des membres présents. Mais il reste le travail reste à effectuer entre les comités. On remercie vivement, à ce propos, Agnès Rotschi pour sa rigueur et la qualité de son travail, sans oublier le comité de lecture sans qui les textes ne pourraient pas être publiés. MFDS : Comment avez-vous choisi le thème de la transmission pour ce numéro anniversaire ? ASP : À 20 ans, on devient adulte (enfin en principe). Alors on ne pouvait pas laisser passer un tel événement symbolique sans le marquer de façon significative. Plusieurs thèmes amusants comme la fête ou les anniversaires nous ont traversé l’esprit avant de nous décider pour la transmission, thème plutôt évident et naturel à ce stade de maturation de la revue. C’est d’ailleurs drôle de constater que les premiers débats pour préparer le numéro ont été assez houleux comme si transmettre était fatalement douloureux car synonyme de perte et de passage. JLLR : Le premier numéro de la revue portait sur l’origine, le numéro 50 sur la filiation, l’âge de raison approchant le thème de la transmission se présentait presque naturellement ! DL : Eh oui, les fondateurs que nous sommes pensent déjà à la relève incarnée par Anne-Sylvie, mais aussi les plus jeunes qui nous ont rejoints ces dernières années. MFDS : Quels sont les numéros à paraître prochainement ? JLLR : Les numéros à venir en 2018 sont très variés : il y aura un numéro sur la prévention, thème pluridisciplinaire par excellence. Un autre sur les médiations, occasion de réfléchir sur leur usage extrêmement répandu dans le champ de l’enfance, en particulier en pédopsychiatrie mais pas seulement. Suivra un numéro sur le narcissisme dont l’inflation contemporaine suscite bien des questions. Les thèmes de l’absence, l’autisme, le travail avec la famille, vont se préciser pour la suite. MFDS : Depuis l’origine, vous avez souhaité rassembler auteurs et lecteurs à l’occasion de journées d’études qui ont souvent accompagné la parution de numéros. Quelles sont les prochaines journées prévues ? Y en aura-t-il une consacrée à l’anniversaire de la revue ? DL : Les journées que nous organisons une à deux fois par an sont choisies en fonction de leur intérêt pour le public renouvelé de professionnels qui suivent nos travaux depuis des années. C’est aussi l’occasion d’échanges et d’avoir des retours directs de collègues qui nous lisent ou viennent écouter et participer à nos débats. Il y a dans l’immédiat le colloque anniversaire sur le thème de la transmission le 27 novembre 2017 et, en mai 2018, un colloque sur le thème de l’opposition. JLLR : Il faut saluer à ce propos le travail d’organisation pratique coordonné par Camille Levitte avec l’aide de Charlotte Oger. Toutes les informations concernant les colloques se trouvent sur le site de la revue entretenu par Pierre-Marie Houdry. MFDS : À côté de la revue enfances & psy, nous avons ouvert une collection d’ouvrages qui a évolué au fil du temps pour devenir la « Petite collection » enfances & psy, , des volumes au format poche très colorés. C’est toi Jean-Louis qui t’en occupe plus particulièrement. Quelles perspectives as-tu pour cette collection ? JLLR : La collection se développe au gré des opportunités de publication. Elle concerne des ouvrages dans l’esprit enfances & psy, et permet entre autres de publier sous un format pratique des numéros qui ont tellement bien marché qu’ils sont épuisés et de leur donner un nouvel essor comme très récemment L’attachement, de la dépendance à l’autonomie (2017) ou, plus ancien mais toujours pertinent, L’enfant dans l’adoption (2009). La collection accueille aussi des ouvrages originaux comme le livre de Kostas Nassikas Le corps dans le langage des adolescents (2014) ou celui de Pierre Savinaud et coll. Violences sexuelles d’adolescents (2015). J’aurai prochainement plus de temps à consacrer à la collection et espère pouvoir la développer en particulier en publiant des ouvrages d’auteurs. MFDS : Et après ? Comment voyez-vous l’avenir de la revue ? Quels sont vos projets à plus long terme ? DL : Nous avions rencontré à l’époque ton père, Jean Sacryspeire, personnage hors du commun, qui manifestement t’a transmis le feu sacré de la passion de l’édition. Finalement, on en revient toujours à des histoires de transmission. C’est ainsi que l’humanité s’est construite, reproduite, et que l’inconscient, malgré tout, continue à nous jouer des tours, des pièges à nos désirs contrariés. enfances & psy a certes eu quelques vents contraires, mais le navire tient toujours le cap et nous veillons à ne pas trop écouter les sirènes qui tentent de nous détourner de notre voie. Et du soutien d’un certain mode de pratique avec la souffrance psychique des enfants et des adolescents, en gardant l’esprit ouvert, tout en conservant la référence psychanalytique comme point de repère. La transmission, c’est aussi assumer de perdre pour prendre le risque de s’enrichir dans sa pensée comme dans sa pratique ! Avec le souhait que d’autres continuent ce projet éditorial que nous avions créé. Nous étions quatre, comme les trois mousquetaires, et nous voici vingt ans après ! JLLR : Nous abordons une période qui s’annonce difficile avec une rigidification de la société face à un sentiment d’insécurité, la tentation du rejet de l’étranger et du repli identitaire, des perspectives politiques préoccupantes avec des implications sur les politiques de santé et l’aide aux familles en difficultés peu favorables, des contraintes budgétaires croissantes. La pédopsychiatrie et la psychanalyse sont déjà fortement attaquées en ce moment. ASP : L’exemple de ce qui s’est passé pour l’autisme est éloquent et très inquiétant quand un ministre du précédent gouvernement sous l’influence de lobbies en vient à décréter quels seraient les soins pertinents, à la place de nombreux professionnels et parents (même s’ils se font moins entendre) et à prendre des mesures qui risquent de mettre à mal le dispositif sectoriel. Nous ne sommes pas des machines et nous ne soignons pas des robots. Sans liberté de penser, nous ne pouvons pas respecter nos patients dans leur diversité. Soutenons l’humilité du clinicien, artisan chercheur empirique pour son patient et dénonçons les énoncés péremptoires quelle que soit l’obédience sous-jacente, qui plus est, s’ils doivent être appliqués de façon autoritaire. JLLR : Le rôle d’enfances & psy est de soutenir une approche humaniste de l’enfance, ouverte sur toutes les découvertes de la science mais qui ne laisse pas réduire nos pratiques à l’application de techniques appauvrissantes qui perdraient de vue le fait que l’enfant est un sujet en construction dans un environnement dont il dépend, avec une histoire dont il hérite et qu’il contribue à construire avec son entourage familial, celui de ses pairs et celui des professionnels qui l’entourent. C’est de tout cela que nous espérons continuer à rendre compte ! Jean-Louis Le Run, pédopsychiatre, médecin chef du 1er secteur de psychiatrie infanto-juvénile de Paris ; jl.lerun@hopitaux-st-maurice.fr Didier Lauru, psychanalyste (Espace analytique), psychiatre, médecin directeur du cmpp Étienne Marcel ; lauru.didier@wanadoo.fr Anne-Sylvie Pelloux, pédopsychiatre, praticien hospitalier dans le 1er secteur de psychiatrie infanto-juvénile de Paris ; annesylviep@orange.fr Marie-Françoise Dubois-Sacrispeyre, directrice des éditions érès.
édito paru dans le numéro 75 : Transmissions. Enjeux et perspectives